1976-
La salle Patiño
John Dubouchet, directeur de la Fondation Simon I. Patiño (1974-96)
« Beaucoup d’artistes et d’organisations ont pu se manifester, (…) le but était atteint : ils existaient »
John Dubouchet, directeur de la Fondation Simon I. Patiño (1974-96)
« De 1968 à 1974, les Quinzaines d’art contemporain ont apporté à Genève un souffle culturel particulier. Dans un environnement alors tiède, souvent conventionnel, où la plupart des spectacles avaient valeur de références, ces manifestations, dans leur grande majorité venues d’ailleurs, surprirent, parfois choquèrent mais ne laissèrent jamais indifférent. La définition était unique et resta longtemps originale.
A partir de 1974, l’ambition de la Salle se modifia. Elle voulut être plus qu’une vitrine et, par une action soutenue, susciter dans le milieu local un intérêt suffisant pour que se fortifie à Genève un esprit de recherche artistique qui, nous le savions, existait, mais manquait de lieux et de moyens pour se faire admettre. Beaucoup d’artistes et d’organisations ont pu ainsi se manifester, certains être révélés, plusieurs s’épanouir avec des fortunes diverses. Mais le but était atteint : ils existaient. »
Une salle de référence
pour la danse contemporaine
La danse s’installe et se développe à partir de 1976, sous l’impulsion du West Broadway Festival monté par Adelina Von Fürstenberg au Centre d'Art Contemporain. C’est Trisha Brown qui ouvre le bal.
1977 Douglas Dunn (ici, à Vernier, en 1986)
« Un solo génial. Cet américain en jeans et baskets, vif et fluide, un langage corporel tellement habité ! Nous avions adoré. Animées d’une folle envie de travailler avec lui, nous nous étions inscrites à un stage à New York, qui a malheureusement été annulé… »
Danièle golette Barde, co-fondatrice de l’Atelier Baudit
1978. Lucinda Childs
« J’avais emmené ma mère et ce solo n’était pas si facile à appréhender. Qu’est-ce que c’était beau ! Elle dégageait une présence tellement spéciale, à la fois rapide et fluide, comme un esprit qui va et vient sur scène et qui s’arrête… »
Danièle golette Barde, co-fondatrice de l’Atelier Baudit
1979. Pit et Phil
« Ce duo masculin a marqué les esprits. Assez virtuoses au niveau de l’exécution, ils abordaient des sujets drôles et plastiques. C’était tout à fait nouveau pour l’époque. »
Jean-Pierre Pastori, journaliste
1979. Dana Reitz
« Une américaine allumée et très protestante, elle dansait en silence, une chorégraphie comme des signes. Quand on est musicien, on a tendance à tout ressentir à travers la musique, on voit les choses comme des formes en mouvement. Une danse sans musique, c’était donc très fort, la musicalité s’exacerbait par les gestes, un vocabulaire musical transparaissait mais la musique était imaginaire, une musique avec le corps… »
Philippe Albèra, co-fondateur de l’ADC
1980. Carolyn Carlson
« Magnifique ! J’ai plutôt le souvenir d’une pièce très fluide avec de super danseurs. Quoiqu’un peu théâtrale quand même.
Elle était accompagnée par le contrebassiste de jazz Barre Phillips, qui avait animé son stage à Avignon, au cours duquel Marie-Lou et moi nous sommes rencontrées. Il nous avait d’ailleurs dit : Arrêtez de faire du Carlson, vous êtes qui, vous ?’ Nous étions trop sous son influence. »Danièle golette Barde, co-fondatrice de l’Atelier Baudit
Jean-François Rohrbasser, co-fondateur de l’ADC
« Quand un artiste est présent sur scène, qu’il est fort… on le sent au bout de 10 minutes.
A force d’en voir, on reconnaît le talent de gens qui pratiquent un art qu’a priori on ne défend pas. C’est une loi du spectacle. »
1981. Sankai Juku
« Une très grande nouveauté. Ce fameux mouvement butô qui commençait… »
Diane Decker, danseuse & chorégraphe
1981. Noemi Lapzeson et Igor Francesco
« Elle était constamment en recherche, afin de se débarrasser des poncifs de la danse. J’étais parfois décontenancé par ce qu’elle faisait parce que j’aime les choses structurées. D’autres fois, j’ai été fasciné. Comme pour ce solo (There is another shore, you know) où elle danse nue. »
Philippe Albèra, co-fondateur de l’ADC
1981. There is another shore, you know. Le solo de Noemi Lapzeson est considéré comme la première expérience de la nudité sur la scène genevoise. De nudité complète.
Et pourtant. En 1981, Min Tanaka sidère le public sur la scène du Bois de la Bâtie dans le plus simple appareil. Le scandale des performers du Living Theatre ayant choqué les autorités date de 1968. Le duo Pit et Phil a maintes fois dansé la moitié de ses performances en très petite tenue dès le milieu des années 70 tandis qu’Oscar Araiz explorait ce territoire au Grand Théâtre, notamment avec sa chorégraphie du Sacre du Printemps, dévoilée en 1982.
Claude Ratzé, directeur de l’ADC (1992-2017)
« Il y a toujours dans un programme quelque chose qui perturbe l’attente. Et ce n’est pas si facile de le trouver. Cela ne doit pas forcément être lisse, tout le monde ne doit pas être d’accord. Un spectacle vivant est sensible, individuel, mais il doit questionner et faire réfléchir. Ce facteur perturbateur concerne une pincée d’artistes non consensuels... pour mettre de l’ail dans le gigot en quelque sorte… »
1981. Bill T. Jones & Arnie Zane
« Rien que de parler de leur duo, j’en ai des frissons partout. Leur technique de danse contemporaine était extraordinaire. Ils étaient tellement en symbiose tous les deux, justes et dedans, magnifiques, et avec un humour incroyable… Je revois des moments… ce côté où ils ne pouvaient qu’être ensemble alors qu’ils étaient si différents, Arnie Zane, petit et très vif, face au corps sculptural de Jones… »
Danièle golette Barde, co-fondatrice de l’Atelier Baudit
1982. Carlotta Ikeda, Cie Ariadone
« Qu’est-ce que c’était beau ! Et elle, quelle beauté ! Très intérieur, son solo m’avait beaucoup impressionnée. On retrouve un peu de Noemi dedans d’ailleurs. »
Fabienne Abramovich, danseuse & chorégraphe
1984. Anna Theresa de Keersmaeker
« Absolument superbe. Spectaculaire. »
Laura Tanner, danseuse & chorégraphe
1985. Kazuo Ohno
« La Argentina : sa performance où il se transformait en femme. Je n’étais pas forcément convaincue mais à 80 ans, c’était impressionnant. »
Laura Tanner, danseuse & chorégraphe
1987. Momix
« Formidable. Un petit groupe ultra inventif, plein de fantaisie. C’était une révélation : on s’écartait de ce que les troupes habituelles proposaient tout en étant tout à fait abordable par le grand public. Il n’y avait ni barrière ni prétention intellectuelle incompréhensible, une musique en accord complet avec le style de mouvement. Ils se laissaient apprivoiser sans difficultés. »
Jean-Pierre Pastori, journaliste
1987. Angelin Preljocaj
« Il rentrait de New York (comme la plupart…). Il avait un sens de l’espace et de la chorégraphie. Une qualité et un sens du mouvement magnifiques. Minimalisme, précision, netteté, un métronome. J’étais impressionnée. »
Laura Tanner, danseuse & chorégraphe
1993. Fabienne Abramovich
Sous-sol de Patiño, La danse des aveugles de Fabienne Abramovich. « C’était un solo très intimiste, il n’y avait de la place que pour 15-20 spectateurs. »
Laura Tanner, danseuse & chorégraphe
Claude Ratzé, directeur de l’ADC (1992-2017)
« J’ai toujours milité pour l’équilibre, une juste proportionnalité entre l’ancrage local et les artistes internationaux. La tentation aurait pu être de ne se concentrer que sur le local ou d’établir une hiérarchie. Cette alchimie qui nous a permis de suivre les différentes propositions, d’établir une programmation cohérente et de développer la culture chorégraphique contemporaine faisait partie de notre mission. »
1995
Laura Tanner présente
Pierres de pluie
Laura Tanner, danseuse & chorégraphe
« La 3e soirée de l’APIC (Association des producteurs indépendants chorégraphes) s’est déroulée le 27 mai 1995 au Théâtre du Loup. J’y ai présenté Around the Sacre, une création en cours inspirée du Sacre du printemps. L’ébauche a dû me convenir parce que j’ai continué à travailler. D’un solo, j’ai finalement monté à Patiño une pièce avec cinq danseuses. »
Laura Tanner
« Ce que j’ai adoré avec Laura, c’est d’arriver à saisir la cohérence de son langage. »
Cindy Van Acker, danseuse & chorégraphe
« Je suivais ses cours, c’est comme cela qu’on s’est rencontrées. Au début des répétitions, elle proposait un cadre, un temps d’échange verbal où elle cherchait à communiquer le terrain sur lequel elle avait envie de travailler.
Je me souviens qu’ensuite on pouvait proposer des mouvements. A partir de là, elle commençait à composer et de nouvelles variations apparaissaient sur la matière commune. Au bout d’un moment, je suis arrivée à anticiper ses décisions : je trouvais ça trop joli d’arriver à entrer dans sa logique artistique, son écriture, son puzzle de composition. Il y avait de la place pour être soi-même, une liberté en tant qu’interprète, mais on servait son geste à elle. Parce qu’il y avait une cohérence, on pouvait jouer avec, composer le puzzle ensemble. »
Cindy Van Acker
« En blouson de cuir et les cheveux courts. Elle avait un super look »
Laura Tanner, danseuse & chorégraphe
« C’est Markus Siegenthaler qui m’a présenté Cindy (Van Acker) car ils dansaient ensemble au Grand Théâtre. Je me souviens de notre premier rendez-vous dans un café. Elle est arrivée avec les cheveux courts, en blouson de cuir, j’ai adoré son genre. Elle avait un super look. »
Laura Tanner, danseuse & chorégraphe
« Plus tard, Cindy n’a pu assurer une reprise car elle était enceinte. Pour moi, aucune danseuse ne pouvait la remplacer pour ce rôle. Je l'ai proposé à Markus. Il se l'est approprié en disant que c'était sa Gisèle.
Torse nu, vêtu d’une longue jupe en organza transparente, il était très différent de Cindy, beaucoup plus doux dans son interprétation. »
Laura Tanner, danseuse & chorégraphe
« Les costumes en organza transparent ont été créés par Roger Shim, ancien danseur du Grand Théâtre, aventurier du Blue Palm Dance Theatre en 1981. Cindy ne voulait pas montrer ses seins. En étant la seule à les cacher, elle a apporté quelque chose à la pièce. »
Épilogue
Début 1996, Laura Tanner caresse l’idée de tout abandonner. « On a l’impression que les gens sont soutenus non pour ce qu’ils sont mais pour les dossiers qu’ils font » regrette-t-elle, fustigeant la lourdeur administrative face aux manques cruels de moyens et de lieux de création.
Comme un clin d’œil d’encouragement, deux belles surprises illuminent son parcours en ce semestre printanier : avec Pierres de pluie, elle reçoit le Prix romand des spectacles indépendants et décroche début juin une invitation aux rencontres chorégraphiques internationales de Seine-Saint-Denis – l’une des 15 lauréates parmi 170 candidats.
25 ans plus tard, Diane Decker renouvelle ce constat amer tout en s’interrogeant sur l’héritage du combat pionnier, notant : « les jeunes qui sortent de la Manufacture veulent échapper à la lourdeur administrative des subventions et ne plus être programmés dans les grands théâtres pour retrouver quelque chose de plus simple, de plus libre. C’est dingue. »